Le traître

MAFIA REQUIEM

Tommaso Buscetta (Pierfrancesco Savino) au procès de Palerme

Dans Buongiorno, notte (2003), il  évoquait l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades rouges, en 1978. Dans Vincere (2009), il s’intéressait à la jeunesse de Mussolini. Avec Le Traître, histoire de Tommaso Buscetta, membre de Cosa nostra, qui, en 1984, consentit à collaborer avec la justice, contribuant à faire vaciller la mafia sicilienne, Marco Bellocchio revient à nouveau sur l’histoire douloureuse de l’Italie. Une histoire qu’il scrute à sa façon, entre drame intime, lyrisme opératique et sécheresse documentaire, rigueur et baroque coexistant dans le même mouvement.
C’est, sous les ors d’un palais sicilien, dans une fête qui réunit la «famille» des mafieux locaux, les clans des corleonais et des palermitains rivalisant de démonstrations d’affection, que débute le film. Puis les regards, que l’on a sentis lourds de menaces ou d’inquiétudes, se fixent droit devant l’objectif pour une photo de groupe qui conclut la séquence. Une ouverture comparable à celle du Parrain. Mais Marco Bellocchio n’emprunte pas le chemin balisé du film de gangsters enrobé de romanesque. Son film-dossier, qui s’offre des détours oniriques, quelques échappées de violence et de belles scènes de pure fiction, refuse le spectaculaire. S’appuyant sur une enquête minutieuse, il reconstitue avec précision des documents de l’époque et se concentre sur son «traître» qu’il n’érige ni en héros, ni en monstre.
Tommaso Buscetta, dit Don Masino, incarné avec une belle autorité par Pierfrancesco Savino, fut le premier mafieux à briser l’omertà. Parce que le sinistre Totò Riina, chef des corléonais, fit assassiner deux de ses fils et nombre de ses proches. Et parce que, dit-il, l’évolution de la Cosa Nostra a dérogé à ses valeurs premières. Ainsi, tout en clamant qu’il n’est pas un «repenti» se met-il à livrer des informations cruciales sur l’organisation au juge Falcone (Fausto Russo Alesi), l’autre personnage important du Traître, avec lequel, au rythme des face à face successifs, se noue une relation de respect mutuel. Homme presque ordinaire, qui n’aspire qu’à mourir dans son lit (ce qui sera le cas, contrairement au juge Falcone, dont l’assassinat, en 1992, donne lieu à une séquence impressionnante), Tommaso Buscetta, avec tous les risques que son témoignage implique pour lui et sa famille, ne fléchira jamais sur ses propos.
C’est, sans sonder sa psyché, mais en s’infiltrant dans ses cauchemars ou en soulignant discrètement ses peurs au détour d’une séquence, que le cinéaste le filme.
Sur le «maxi-procès de Palerme», qui s’ouvrit en 1986 et, près de deux ans plus tard, aboutit à 360 condamnations, l’excellent documentaire de Mosco Levi Boucault, Corleone, le parrain de parrains, diffusé sur Arte en août dernier (*) fait le point avec clarté. Ce qu’en donne à voir Bellocchio, qui l’introduit sur la musique de Nabucco et en condense les moments importants, tient de la varietà italienne. Chaos, crises d’hystérie, insultes, mensonges claironnés, histrionisme et rodomontades, inculpé exhibant ses lèvres cousues ou citant, on ne sait pourquoi, Michel Butor, témoin qui ne peut s’exprimer qu’en sicilien, interprètes requis en catastrophe, le théâtre est à son comble, grotesque, bouffon, tragique aussi. Mais, comme dans la séquence inaugurale du film, c’est encore d’une affaire de regards (la grande affaire du cinéma) qu’il s’agit. Arrivé au palais avec des lunettes noires, protégé par des vitres pour sa déposition, Buscetta somme son ancien «ami», Pippo Calò (Fabrizio Farracane), de tourner ses yeux vers lui:  «Regarde-moi!».
Film sur le regard et sur la parole, donnée, refusée ou trahie, Le Traître à l’interprétation formidable et à la mise en scène virtuose, renoue, à sa façon, avec un certain cinéma politique italien et l’auteur des Poings dans les poches, 80 ans aujourd’hui, continue d’y affirmer sa qualité de grand cinéaste, au ton toujours singulier.

(Il Traditore)
de Marco Bellocchio
avec
Pierfrancesco Favino, Maria Fernanda Candido, Fabrizio Ferracane, Luigi Lo Cascio, Fausto Russo Alesi, Nicola Calì, Giovanni Calcagno, Bruno Cariello, Alberto Storti, Vincenzo Pirrotta, Goffredo Bruno, Gabriele Cicirello, Paride Cicirello, Elia Schilton, Alessio Praticò, Pier Giorgio Bellocchio
durée : 2h25
sortie le 30 octobre 2019

(*) Corleone, le parrain de parrains, de Mosco Levi Boucault, est disponible en VOD : https://boutique.arte.tv/detail/corleone_le_parrain_des_parrains

A suivre, un quiz Mafia et cinéma