Les Frères Sisters

À QUOI SONGEAIENT LES DEUX CAVALIERS

Deux sur la route, Charlie (Joaquin Phoenix) et Elie (John C. Reilly), les frères Sisters

Dans Les Deux cavaliers (Two road together, 1961), John Ford posait sa caméra dans une rivière pour filmer, en plan fixe, James Stewart et Richard Widmark, les pieds dans l’eau, conversant tranquillement. Trois minutes et quarante-cinq secondes de dialogue en liberté. Une modernité étonnante. Et un exceptionnel moment de cinéma, que semble prolonger, à sa façon, Les Frères Sisters.
Adaptation d’un roman du Canadien Patrick deWitt menée avec subtilité par Jacques Audiard et son fidèle compagnon en écriture, Thomas Bidegain, le film, premier film américain du cinéaste, porte l’étiquette de western.
Ce qu’il est, dans la mesure où son action se passe dans l’Ouest, entre l’Oregon et la Californie, du temps des chercheurs d’or (il a, de fait, été tourné en Espagne et en Roumanie) et où ses personnages principaux sont deux tueurs à gage, les frères Sisters, Elie (John C. Reilly) et Charlie (Joaquin Phoenix) lancés à la poursuite du savant chercheur d’or, Hermann Kermit Warm (Riz Ahmed), et du raffiné John Morris (Jake Gyllenhaal), détective lettré.
Et ce qu’il n’est pas tout à fait, se décalant du côté du road movie et du conte, reléguant colts et violence hors champs, privilégiant l’intime, la poésie et l’humour, se construisant sur de longs dialogues. Devisant en chemin, tels Jacques et son maître chez Diderot, les deux frères se racontent et philosophent sur l’existence − car les deux «terribles» tueurs à gage sont des êtres sensibles et torturés, jouets de ce que la vie a fait d’eux. Et qui rêvent. Et qui pleurent pour un cheval mort. Et abandonneraient bien ce satané métier pour retrouver la douceur du sein maternel. Au bout de leur route, autre tandem, le chercheur d’or et le détective imaginent, eux, une civilisation idéale, un phalanstère, l’harmonie ici-bas. Les uns comme les autres devront cependant faire face à la violence du monde.
A l’exception d’un joli plan fordien (c’était peut-être la moindre des choses), Jacques Audiard, qui a obtenu le Lion d’argent de la mise en scène à la Mostra de Venise, ne joue pas l’exercice de style. Au fil de séquences d’une grande beauté formelle (l’image, le plus souvent en clair obscur, est due à Benoît Debie), utilisant finement le son et la musique (magnifique partition d’Alexandre Desplat), il signe une oeuvre rigoureusement personnelle. S’y retrouve le thème de la filiation et du père terrible, qu’il faut affronter et/ou abattre, qui habite son cinéma  depuis  Regarde les hommes tomber, son premier film, en 1994. S’y affirme celui de la fraternité (le film est dédié à son frère disparu), belle et chaleureuse.
La présence imposante de ses interprètes, toute d’évidence et de simplicité, d’authenticité, fait aussi la force de cette œuvre riche, intense. Et superbe.

de Jacques Audiard
avec
John C. Reilly, Joaquin Phoenix, Jake Gyllenhaal, Rebecca Root, Allison Tolman, Rutger Hauer, Carol Kane
durée : 1h57
sortie le 19 septembre 2018